Marie Dorval Kitty Bell Chatterton Vigny drame romantique

Parler de Marie Dorval sans parler de Chatterton? Impossible.
Petit rappel autour de la pièce:
chatterton-alfred-de-vigny
et de Marie Dorval pour replacer la pièce dans le contexte de sa biographie et de sa relation avec Alfred de Vigny. : 
 Marie Dorval 1 les débuts

Marie Dorval 2 vers 1830, premiers succès et entourage:  Vigny Sand

Marie Dorval 3 les années 1830-1840, la comédie française, les tournées en province, Angelo, Hernani, Cosima...

Marie Dorval 4, après 1843, les derniers rôles, la famille, les dernières tournées, la fin de sa vie

Quitte pour la peur de Vigny avec Marie Dorval-1833

Voilà bien une pièce, un rôle, celui de Kitty Bell, qui sera à jamais associé au nom de son interprète.Une création de rôle particulièrement marquante, Kitty Bell c'est Marie Dorval, Marie Dorval c'est Kitty Bell, évidence pour les contemporains qui lui réclament ce rôle au fil de ces tournées, évidence ensuite dans les années après sa mort où reprendre cette pièce avec une autre comédienne dans le rôle de Kitty devient très compliqué.

Dorval rencontra sa plus belle, sa plus suave, sa plus rayonnante création; j'ai nommé Kitt-Bell dans le Chatterton d'Alfred de Vigny. Et celle que devait tuer son amour maternel, devait rencontrer au théâtre ses deux plus éclatants triomphes dans Kitty-Bell et dans Marie-Jeanne, c'est-à-dire, en exprimant sur la scène cet amour maternel qui était au fond de son coeur, et le remplissait tout entier. dans Marie Dorval, 1798-1849 : documents inédits, biographie, critique et bibliographie par Emile Coupy, qui cite ensuite Alfred de Vigny :
 « Entre les deux personnages de Chatterton et du  Quaker s'est montrée dans toute la pureté idéale
 de sa forme, Kitty-Bell, l'une des rêveries de  Stello. On savait quelle tragédienne on allait revoir dans Marie Dorval mais avait-on prévu cette grâce poétique avec laquelle elle a dessiné la femme nouvelle qu'elle a voulu devenir? Je ne le crois pas. Sans cesse elle fait naître le souvenir des vierges maternelles de Raphaël et des plus beaux tableaux de la Charité , sans effort elle est posée comme elles; comme elles aussi, elle porte, elle emmène, elle assied ses enfants, qui ne semblent jamais pouvoir être séparés de leur  gracieuse mère, offrant ainsi aux peintres des  groupes dignes de leur étude. Ici la voix est tendre jusque dans la  douleur et le désespoir; sa parole lente et mélancolique est celle de l'abandon et de la pitié; ses  gestes, ceux de la dévotion bienfaisante; ses  regards ne cessent da demander grâce au ciel pour l'infortune; ses mains sont toujours prêtes à  se croiser pour la prière; on sent que les élans de son coeur, contenus par le devoir, lui vont être mortels aussitôt que l'amour et la terreur l'auront  vaincue. Rien n'est innocent et doux, comme ses ruses et ses coquetteries naïves pour obtenir que  le Quaker lui parle de Chatterton. Elle est bonne et modeste jusqu'à ce qu'elle soit surprenante d'énergie, de tragique grandeur et  d'inspirations imprévues, quand l'effroi fait enfin sortir au dehors tout le coeur d'une femme et d'une amante.  Elle est poétique dans tous les détails de ce rôle qu'elle caresse avec amour, et dans son ensemble qu'elle paraît avoir composé avec  prédilection, montrant enfin sur la scène française le talent le  plus accompli dont le théâtre se puisse enorgueillir. »
Marie Dorval dans le rôle de Kitty Bell



De Stello au théâtre Français

Alors qui est Kitty, pourquoi a-t-elle tant marqué les esprits, et pris le pas sur Chatterton lui-même?
Comme je le disais dans la présentation de la pièce, dans Chatterton, il y a aussi revendication féministe autour du personnage de Kitty Bell."De frayeur en frayeur, tu passeras ta vie d'esclave. Peur de ton père d'abord, peur de ton mari un jour, jusqu'à la délivrance"et Marie Dorval va magnifier ce personnage.
Présentation du personnage par Alfred de Vigny
Jeune femme de vingt deux ans environ mélancolique gracieuse élégante par nature plus que par éducation réservée religieuse timide dans ses manières tremblante devant son mari expansive et abandonnée seulement dans son amour maternel Sa pitié pour Chatterton va devenir de l'amour elle le sent elle en frémit la réserve qu elle s impose en devient plus grande tout doit indiquer dès qu'on la voit qu une douleur imprévue et une subite terreur peuvent la faire mourir tout à coup
COSTUME Chapeau de velours noir de ceux qu on nomme à la Paméla robe longue de soie grise rubans noirs longs cheveux bouclés dont les repentirs flottent sur le sein

Alfred de Vigny et Marie Dorval et le théâtre français

Alfred de Vigny et Marie Dorval vivent une liaison compliquée. Différence sociale, différence de mode de vie, entre le noble et la femme de spectacle, mais amour passionné, comme le montre les nombreuses lettres que s'envoient les amants et dont j'ai parlé dans les articles biographiques consacrés à Marie Dorval.
L'argent manque chez la comédienne, l'argent et une reconnaissance d'une certaine catégorie du monde du théâtre. Reine des boulevards, elle est boudée par le Théâtre Français.
Marie Dorval

C'est alors qu'Alfred de Vigny remanie pour elle son texte Stello, pour en faire le drame romantique Chatterton.
Avec l'appui de Louis Philippe il parvient à faire entrer son drame au Théâtre Français alors que le comité de lecture avait d'abord refusé le texte. Y imposer Marie Dorval dans le rôle de Kitty est plus compliqué, Mlle Mars semblant faire l'unanimité contre Marie Dorval. Mais là encore , grâce aux appuis hauts placés de Vigny, en 1835, les répétitions peuvent commencer, avec Marie Dorval dans le rôle.
Autant dire que le climat dans lequel elles se déroulent n'est guère détendu. De petites piques en mauvaise volonté évidente du reste de la troupe, la création ressemble plutôt à un parcours du combattant, à tel point que Marie Dorval, considérée comme une intruse dans la prestigieuse maison,  ne répète pas certains de ces effets devant les autres comédiens, de peur qu'ils viennent les perturber le jour de la représentation. C'est avec Vigny qu'elle travaille de son côté, un manuscrit annoté par le poète avec des indications scéniques a été conservé.


Et au soir de la première le 12 février 1835, c'est finalement un triomphe. Pour les acteurs, pour Marie Dorval, bouleversante dans le rôle de Kitty, qui reçoit une grande gerbe de fleurs depuis la loge royale (voir plus bas) .

Succès du public, défiance encore du reste de la troupe puisqu'aucun acteur ne reviendra saluer à ses côtés, et que ce sont les deux enfants qui jouaient à ses côtés dont elle pris la main pour s'avancer au bord de la scène et recevoir un triomphe.
On salua l'actrice capable d'émouvoir une salle entière, on salua la tendresse de la mère qui transparaissait en elle, on salua son engagement total dans un rôle qui l'accompagnera des années.

Marie Dorval dans Chatterton

L'escalier de Chatterton 

Parmi les trouvailles de Marie Dorval, il y a donc ce fameux escalier qu'elle a réussi à imposer au théâtre Français et qu'elle fera ensuite reconstruire ou adapter au mieux dans les nombreux théâtres où elle portera le rôle en tournée.
Une représentation du décor et de la "dégringolade" CNCS
Vigny écrit dans ses didascalies : "Un grand escalier tournant conduit à plusieurs portes étroites et sombres, parmi lesquelles se trouve la porte de la petite chambre de Chatterton."
 La comédienne a imposé un escalier praticable (la tradition était plutôt aux décors peints), gardant secrète jusqu'à la représentation l'utilisation qu'elle voulait en faire. Ayant vu le cadavre de Chatterton, elle se laisse glisser le long de la rampe et s'effondre sur la dernière marche, où elle meurt. Ce jeu soulève l'enthousiasme du public.
Cette "dégringolade" comme elle l'appelle dans les lettres envoyées pendant ces tournées où elle raconte les escaliers différents croisés au fil des différentes scènes, conservera toujours un fort impact dramatique sur le public.
Le décor de chatterton à sa création au Français



La soirée de la première de Chatterton

L'enjeu de cette première est considérable pour Marie Dorval. Il y va de sa place au Français, mais surtout il y a son amant à ne pas décevoir. La famille royale est présente dans la salle, cette représentation très attendue.

Par Maurice Allem.


Un jour, on apporta sur la scène un escalier : c’était l’escalier qui devait conduire à la chambre de Chatterton et du haut duquel Dorval devait dégringoler au dénouement. L’idée de cette dégringolade mit ses partenaires en gaieté ; il leur tardait que Kitty Bell dégringolât. Vaine attente ! Elle se refusa à leur donner ce plaisir, et elle attendit le jour de la première représentation pour leur montrer comment une comédienne de la Porte-Saint-Martin dégringole sur la scène du Théâtre-Français.

Ce jour là, elle ne vit personne. Elle se rendit au théâtre de bonne heure, et s’enferma dans sa loge en attendant le moment du lever de rideau.

Cependant la salle s’emplissait ; un public élégant prenait place dans les loges, aux balcons, aux fauteuils d’orchestre ; le faubourg Saint-Germain était là, les hommes en habit de couleur, avec des gilets de fantaisie, des cravates à gros grain, les femmes revêtues de toilettes légères, les unes coiffées de turbans de gaze, les autres portant dans leurs cheveux des touffes de fleurs.
Mais on y voyait aussi des êtres au visage hâve, aux longs cheveux, aux costumes plus ou moins singuliers : c’étaient tous les pauvres rimeurs, descendus pour un soir de leurs taudis, et qui venaient assister au drame de leur propre misère. Ils avaient longtemps attendu, par cette soirée froide de février, l’ouverture du théâtre ; enfin ils étaient là ; certains, pour y venir, avaient dû ajouter à la somme de leurs privations une privation nouvelle, comme ce malheureux Hégésippe Moreau qui, quelques jours auparavant, avait, dit-on, engagé son unique gilet au Mont-de-Piété pour trois francs.
Il y avait aussi la plupart des écrivains et des artistes connus : peintres, sculpteurs, musiciens.
Enfin, dans les quatre avant-scènes prirent place la cour et le roi lui-même.

Ainsi le drame social qui va se jouer tout à l’heure se déroulera devant un auditoire où tous ses personnages sont représentés ; toutes les puissances sociales sont, en effet, rassemblés dans cette salle : le monarque, l’aristocratie, la bourgeoisie riche, et cette triste armée de Chattertons qui réclament d’elles, indûment, certes, mais avec bonne foi, le droit à une existence dont ces puissances assumeraient la charge.


Enfin le rideau se leva, et ce public, si divers, fut bientôt tout entier et définitivement conquis. La soirée fut un long triomphe pour l’auteur et pour les interprètes.
Geoffroy, qui jouait le rôle de Chatterton, rendit avec une impressionnante vérité tous les sentiments de son difficile personnage ; il sut exprimer avec une égale maîtrise la colère, l’amertume, le désespoir, l’amour et l’exaltation du jeune et malheureux poète.
Johanny présenta avec gravité et autorité la figure sévère du pasteur.
La troupe de la création de Chatterton Marie Dorval et les deux enfants

Mais les plus vives acclamations furent pour Marie Dorval. Tous ceux qui ont parlé de cette soirée sont unanimes pour déclarer qu’elle y fut admirable. Elle donna l’illusion qu’elle vivait son rôle ; elle fut réellement l’aimante et douloureuse Kitty-Bell.


« Je la vois encore, écrit Henry Monnier dans les Mémoires de Joseph Prudhomme, je vois l’étonnement de la salle entière lorsque, s’avançant sur la scène dans son modeste habit de quakeresse, tenant ses deux enfants par la main, elle parut pour ainsi dire aussi pure, aussi chaste qu’eux ».
Cette simple apparition dut, en effet, produire une impression profonde, car Maxime Du Camp, qui assistait à cette représentation, en avait fidèlement gardé le souvenir.
« Je la vois encore, dit-il à son tour, avec ses mitaines de dentelle noire, son chapeau de velours, son tablier de taffetas ; elle maniait ses deux enfants avec des gestes qui étaient ceux d’une mère, non d’une actrice… Malgré sa voix trop grasse, elle avait des accents plus doux qu’une caresse ; dans sa façon d’écouter, de regarder Chatterton, il y avait une passion contenue, peut-être ignorée, qui remuait le cœur et l’écrasait. Les spectateurs étaient anxieux, c’était visible ; l’angoisse comprimait jusqu’à l’admiration. A je ne sais plus quel passage on cria : « Assez ! »
Immobile, appuyé sur le rebord de la loge, étreint par une émotion jusqu’alors inconnue, j’étouffais. »
Charles Séchan, dans ses Souvenirs d’un homme de théâtre, dit que Dorval eut « des cris à électriser la salle entière », des cris, selon l’expression d’un autre spectateur, « qui vous faisaient passer le frisson dans les ongles et vous remuaient jusqu’aux dernières fibres du cœur. »


Les décors eux-mêmes étaient impressionnants. Lorsque le rideau, se levant pour le troisième acte, découvrit la chambre de Chatterton « sombre, petite, pauvre, sans feu », « un lit misérable et sans désordre », combien de jeunes cœurs durent tressaillir ! Les poètes misérables qui se trouvaient ce soir-là rassemblés la reconnurent : c’était celle où, trois années auparavant, Escousse et son ami Lebas avaient allumé leur réchaud ; c’était celle où, à cette heure même, à une faible distance de cette salle, le malheureux Emile Roulland, en traduisant en vers les Lusiades, achevait de mourir de faim ; c’était celle où ils allaient rentrer tout à l’heure, enthousiasmés, fiévreux, plus exaltés encore par leur rêve chimérique.

Chatterton Alfred de Vigny Marie Dorval

Mais à la troisième scène de cet acte, le décor changea ; le fameux escalier, d’où Kitty-Bell devait à un moment dégringoler, et que l’on avait déjà vu aux deux actes précédents, reparut. Au milieu de l’émotion angoissée de l’auditoire, lorsque Chatterton, résolu à mourir, se fût retiré dans sa chambre, on vit Kitty Bell, qui avait demandé secours au quaker, monter derrière lui le tragique escalier. Ascension douloureuse ! La pauvre femme gravissait les marches lentement, à demi évanouie, s’accrochant à la rampe, et lorsqu’elle atteignit enfin le sommet de ce calvaire, après avoir fait céder la porte qui résistait, elle vit, dans la triste chambre, l’infortuné Chatterton qui mourait. Ce fut la minute la plus poignante. Le cri que jeta Dorval transperça tous les cœurs ; elle s’affaissa, son corps s’abattit sur la rampe de l’escalier, et, presque inanimée, le buste rejeté en arrière, les jambes pendantes, elle glissa le long de cette rampe jusqu’au dernier degré. Elle avait accompli son admirable dégringolade.

Dans toute la salle, des acclamations frénétiques retentirent.
Encore quelques répliques, et c’était fini.

Alors le rideau descendit, les acclamations recommencèrent. Dorval, longuement rappelée, chercha dans les coulisses un de ses camarades pour qu’il la présentât au public : tous avaient déjà disparu ; elle prit donc par la main les deux enfants qui avaient représenté les enfants de Kitty Bell, et elle vint, avec eux, recevoir des acclamations nouvelles.
Quand le nom de Vigny fut proclamé, tout l’auditoire était debout, et, pendant dix minutes, trépigna d’enthousiasme ; les hommes battaient des mains, les femmes agitaient leurs mouchoirs. Personne ne se souvenait d’avoir jamais assisté à un pareil triomphe.
Le jeune Maxime Du Camp, comme il sortait de sa loge, les yeux rougis, et que sa mère lui demandait : « Qu’as-tu donc ? » essaya vainement de répondre ; il perdit connaissance, revint à lui dans une crise nerveuse et, toute la nuit, il fut agité par des cauchemars. Il avait treize ans, et, s’il faut en croire ses Souvenirs littéraires, c’est de ce moment-là que la passion des lettres le saisit.


George Sand écrivit le lendemain à Marie Dorval . "Mon amie, j'ai à vous dire que je ne vous ai jamais trouvée si belle, si intelligente et si admirable qu'hier soir. La pièce est extrêmement belle, touchante, exquise de sentiments. J'en suis sortie en larmes, sans vouloir dure un mot à personne, parce que je ne pouvais pas parler. "

Le joyeux Labiche lui-même fut très remué. Il écrivit à Leveaux, l’un de ses collaborateurs : « Je viens de voir Chatterton, je suis encore tout palpitant, mon cœur saigne, comme broyé dans un étau. Le drame de Vigny m’emplit : il circule dans mes veines ; c’est mon sang. Bonsoir, je radote. »

Les interprètes de la pièce avaient été, eux aussi empoignés par le talent de Dorval, et par cet inoubliable jeu de scène de l’escalier, auquel aucun d’eux ne s’attendait ; après la représentation, Johanny, qui, dans le temps des répétitions, ne lui avait pas ménagé les quolibets, vint lui apporter ses excuses et lui exprimer son admiration.

« Si, comme on le dit, écrit Maxime Du Camp, les succès de théâtre sont ceux qui flattent le plus l’amour-propre, Alfred de Vigny a dû, ce soir-là, s’enivrer jusqu’au délire. »
Ce fut, incontestablement, la plus grande date de sa vie littéraire ; il fut toujours rempli de ce souvenir.

Parole de décorateur 

Souvenirs d'un homme de théâtre, 1831-1855 / Ch. Séchan
Un des souvenirs les plus glorieux de ma longue carrière de décorateur, c'est l'honneur que j'eus d'attacher mon nom à l'un des succès les plus retentissants de l'école romantique au théâtre. C'est de mon atelier, en effet, que sortirent deux décors de Chatterton;  une chambre nue et froide (disait Théophile Gautier),(...) et l'arrière-boutique du riche marchand John Bell, avec sa porte vitrée, à travers les petits carreaux verdâtres de laquelle on aperçoit la boutique et l'escalier tournant à rampe de bois, qui conduit à la chambre de Chatterton.
La première représentation de ce drame exquis et superbe, qui fut donnée le 12 février 1835, avec Geffroy, Joanny et madame Dorval, est restée dans l'esprit des hommes de cette génération qui existent encore, comme l'une des plus vives impressions de leur jeunesse.
(...) Si le rôle de Chatterton souleva de très vives attaques, en même temps que des admirations passionnées, en revanche, il n'y eut qu'une voix pour admirer le touchant et émouvant rôle de Kitty Bell. Il est vrai que l'auteur avait eu la chance de rencontrer une merveilleuse interprète de sa pensée dans madame Dorval. Cette fois, chose assurément peu commune, le rôle et l'artiste étaient à la hauteur l'un de l'autre. Le
personnage sorti de la cervelle d'Alfred de Vigny était si humain, si dans la nature, et l'admirable actrice le rendait d'une façon si saisissante, que c'était à qui viendrait demander à l'auteur si Kitty Bell avait réellement vécu, ce qu'elle était devenue et si son histoire était réellement arrivée.
On peut donc dire que, le jour de la première représentation de Chatterton, Alfred de Vigny eut sa soirée, et qu'il put savourer jusqu'à la chute du rideau cette enivrante jouissance de sentir la création de son esprit remuer, pénétrer et conquérir une foule d'élite, choisie parmi ce que la littérature et la société d'alors comptaient de plus remarquable et de plus raffiné.
Marie Dorval y fut magnifique. Elle eut des cris à électriser la salle entière, « de ces cris, disait un spectateur de la première représentation, qui vous faisaient passer le frisson sous les ongles et vous remuaient
jusqu'aux dernières fibres du coeur ». Et en même temps, quelle grâce pudique et chaste elle déploya dans ce délicieux rôle de Kitty Bell!
Je la vois encore , dit Henri Monnier dans ses Mémoires de Joseph Prudhomme, je vois l'étonnement de la salle entière du Théâtre- Français lorsque, s'avançant sur la scène dans son modeste habit de quakeresse, tenant ses deux enfants parla main, elle parut aussi jeune, pour ainsi dire, aussi pure, aussi chaste qu'eux.
Qui aurait reconnu dans cette touchante Kitty Bell l'ardente et fiévreuse Adèle d'Antony? La femme qui a pu créer ces deux rôles reste et restera toujours comme la plus forte et la plus complète comédienne de son temps. »
« Le rôle de Kitty Bell, a dit de son côté Théophile Gautier, qui, relativement, se montra un peu froid pour la pièce, fut un des triomphes de madame Dorval; jamais peut-être cette admirable actrice ne s'éleva si haut. Quelle grâce anglaise et timide elle y mettait! Comme elle ménageait maternellement les deux babies, purs intermédiaires d'un amour inavoué! Quelle douce charité féminine elle déployait envers ce grand enfant de génie mutiné contre le sort De quelle main légère elle tâchait de panser les plaies de cet orgueil souffrant! Quelles vibrations du coeur, quelles caresses de l'âme dans les lentes et rudes paroles qu'elle lui adressait les yeux baissés, les mains sur la tête de ses deux chers petits, comme pour prendre des forces contre elle-même! Et quel cri déchirant à la fin, quel oubli, quel abandon, lorsqu'elle roulait, foudroyée de douleur, au bas de ces marches montées par élans convulsifs, par saccades folles, presque à genoux, les pieds pris dans sa robe, les bras tendus, l'âme projetée hors du corps qui ne pouvait la suivre! » (Moniteur.)
On assure que jamais Rachel, lorsqu'on jouait Chatterton. ne manquait une représentation.
On la voyait, seule dans une loge, étudiant les gestes, les regards, les inflexions de Marie Dorval, et ne comprenant pas comment la physionomie, la voix, l'attitude étaient, chez l'admirable actrice, une expressive
et perpétuelle traduction du sentiment et de la pensée. A son retour de New-York, elle avait l'intention d'étudier Desdemona et Kitty Bell mais, pour ce rôle, le souvenir de Dorval l'épouvantait. « Croyez-vous qu'on se souvienne encore de son jeu? » demandait-elle avec inquiétude (...)
Le rôle de Kitty Bell restera comme la personnification la plus expressive du talent de madame Dorval, comme il marqua l'apogée de sa réputation.
Frédéric Soulié dans les Débats, Théophile Gautier , Ëmite Deschanel,George Sand et bien d'autres
encore ont exalté la -prodigieuse variété de ce talent, de ce génie « alternativement le plus échevelé et le plus contenu, le plus débraillé et le plus chaste, le plus familier et le plus poétique, le plus trivial et le plus suave que l'on pût entendre et voir. Quelle nature ardente et généreuse Quelle richesse de passion Comme
elle se prodiguait dans chaque rôle Comme elle n'économisait rien Comme elle brûlait tout de sa flamme Comme d'une pièce quelconque elle faisait jaillir la vie )(Deschanel.)
Théophile Gautier  « Le talent de madame Dorval, écrivait-il, était tout passionné; non qu'elle négligeât l'art, mais l'art lui venait de l'inspiration; elle ne calculait pas son jeu geste par geste, et ne dessinait pas ses entrées et ses sorties avec de la craie sur le plancher, elle se mettait dans la situation du personnage, elle l'épousait
complètement, elle devenait lui et. agissait comme il aurait agi; de la phrase la plus simple, d'une interjection, d'un oh, d'un mon Dieu elle faisait jaillir des effets électriques,inattendus, que l'auteur n'avait pas même soupçonnés.Elle avait des accents de nature, des cris de l'âme, qui bouleversaient la salle. La première
phrase venue :« Comment faire ?Dou bien: « Je suis bien malheureuse » ou encore « Mais je suis perdue, moi lui fournissait l'occasion d'effets prodigieux. Il ne lui en fallait même pas tant à la manière dont elle dénouait
les brides de son chapeau, et le jetait sur un fauteuil, on frissonnait comme à la scène la plus terrible. Quelle vérité dans ses gestes, dans ses poses, dans ses regards, lorsque, défaillante, elle s'appuyait contre quelque meuble, se tordait les bras et levait au ciel ses yeux d'un bleu pâle tout noyés de larmes Et comme, dans
cet amour éperdu, à travers cet enivrement coupable, elle restait honnête femme et dame

Madame Dorval ne devait rien à la tradition. Son talent était essentiellement moderne, et c'est là sa. plus grande qualité; elle a vécu dans son temps avec les idées, les passions, les amours, les erreurs de son temps, dramatique et non tragique, elle a suivi la fortune des novateurs et s'en est bien trouvée. Elle a été
femme où d'autres se seraient contentées d'être actrices jamais rien de si 'vivant, de si vrai, de si pareil aux spectatrices de la salle ne s'était. montré au théâtre; il semblait qu'on regardât non sur une scène, mais par un trou, dans une chambre fermée, une femme qui se serait crue seule.
D'après George Sand, ce fut madame Dorval qui créa la femme du drame nouveau, l'héroïne romantique au théâtre, et, si elle dut sa gloire aux maîtres dans cet art, ils lui durent, eux aussi, la conquête d'un public qui voulàit en voir, et qui en vit, la personnification dans trois grands artistes, Frédérick Lemaître, madame
Dorval et Bocage.
Dorval.
Une des plus remarquables qualités de cette admirable artiste, c'était, avec cela, la conscience parfaite qu'elle apportait jusque dans les moindres détails de chacun de ses rôles; nous en avons déjà vu une preuve bien frappante dans la fameuse scène de Chatterton. Voici une anecdote peu connue qui montre que, cette
conscience extraordinaire, elle l'avait bien avant d'être en possession de sa grande renommée.
Un jour, au petit foyer de la Comédie-Française, on causait de la fin de Chatterton, et des différents genres de mort au théâtre. Madame Dorval raconta que, dans sa jeunesse, on lui avait fait jouer au théâtre de la Porte Saint-Martin un rôle ou son personnage s'asphyxiait en scène. Cette mort la préoccupait beaucoup, car elle ignorait comment l'on mourait par asphyxie, quels étaient les premiers symptômes, quelles crises se développaient alors et comment la mort envahissait le patient.
Pour s'éclairer sur ces différents points, madame Dorval ne trouva rien de mieux que d'allumer dans sa chambre un réchaud de charbon, en ayant soin de se tenir près d'une fenêtre afin de faire jouer l'espagnolette quand elle sentirait ses forces l'abandonner. Le réchaud allumé, elle se mit à répéter son rôle avec  enthousiasme. C'est bien cela, disait-elle, oui. Oh quel succès comme c'est nature En effet, c'était si nature que bientôt elle tombait sur le parquet, sans avoir la force de faire jouer l'espagnolette. Heureusement pour
elle, la cloison joignait mal, et ses voisins, ayant senti l'odeur du gaz carbonique, accoururent et sauvèrent la vie de la trop consciencieuse artiste.
Ce qui la rendait extrêmement  séduisante, c'était un charme, une attraction très particulière, qui s'exhalait de toute sa personne. « Je ne suis pas belle, je suis pire! disait-elle elle-même, en parlant de son visage
George Sand  écrivait « Elle était mieux que jolie, elle était charmante et cependant elle était jolie, mais si charmante, que cela était inutile. Ce n'était pas une figure, c'était une physionomie, une âme. Elle était encore
mince, et sa -taille était un souple roseau qui semblait toujours balancé par quelque souffle mystérieux, sensible pour lui seul. "
« Quoiqu'elle ne fût pas régulièrement belle, disait à son tour Gautier, elle possédait un charme suprême, une grâce irrésistible; avec sa voix émue, troublée, qui semblait vibrer dans les larmes, elle s'insinuait doucement au coeur, et, en quelques phrases, s'emparait du public mieux que ne l'eût fait une actrice de talent impérieux
et de beauté souveraine. Comme elle était sympathique et touchante! Comme elle intéressait! Comme elle se faisait aimer et comme on la trouvait adorable. naturellement vif et joyeux. Le propre de l'esprit de madame Dorval, c'est une gaieté franche et de bon aloi, naïve et jeune comme la chanson de l'oiseau qui court les épis, obligeante et vous mettant tout de suite à l'aise, qui que vous soyez; ce qui est le propre des véritables riches en fait d'esprit, nobles coeurs qui tendent la main aux plus pauvres. La conversation de madame Dorval ne s'alimente jamais de ces lieux communs si tristes que Voisenon appelle de bons amis qui ne manquent jamais au besoin. Elle se pend, au contraire, le plus follement du monde aux branches de la folie et du paradoxe, secouant l'arbre à le briser, animant tout, raillant tout, imprudente à se dépenser de mille
façons, et ne concevant pas que l'on puisse faire des économies. »
Planche s'étant pris, dit-on, d'une belle passion pour madame Dorval, à l'époque où elle jouait Kitty-Bell, cherchait un biais ingénieux pour se déclarer, lorsqu'un jour il entendit au théâtre un impertinent médire du jeu et plus encore des charmes de son idole. Planche s'approcha du blasphémateur sans mot dire, et, d'une main vengeresse, asséna sur la bouche sacrilège un coup de poing assez puissant pour en faire tomber deux incisives. Il ramassa précieusement ces deux témoignages d'une vigoureuse passion et les envoya, en galant paladin, 'à la dame de ses pensées, avec une légende explicative. Celle-ci, qui tenait médiocrement sans doute à couronner le dévouement de son chevalier, riposta par le singulier remerciement que voici « J'ai reçu les deux dents de cet impertinent merci Mais il doit en avoir d'autres, envoyezm'en encore. J'ai des motifs pour désirer le râtelier complet. »

Chatterton et Marie Dorval dans la presse

Coupy
Le rôle angélique de Kitty-Bell, joué par Mme Dorval, mit le sceau à sa gloire; il était incompréhensible, en effet, qu'un talent si fort, si énergique pût rendre avec autant de charme et de douceur, des situations qui jusqu'alors lui avaient été si peu familières; le problème fut résolu victorieusement par MmeDorval dire  comment elle a compris ce personnage de Kitty-Bell est une chose impossible.
Rien d'intime et de délicieux comme ses doux entretiens avec le quaker et John-Bell dans les deux premiers actes; rien de comparable à sa dernière  entrevue avec Chatterton, là on ne peut se défendre d'un saisissement involontaire; le cœur se serre, l'âme se brise à ce dialogue funèbre, à cette lutte déchirante entre la vie et la mort; oh! ma mémoire gardera longtemps le souvenir de ce troisième acte, je crois y assister encore en écrivant ceci. Un morne silence régnait dans l'assemblée;  attentifs, en proie à la plus vive émotion, les hommes n'avaient plus la force d'applaudir; les femmes haletantes, l'oeil fixe le cou tendu, respiraient à peine la plupart debout et presque en dehors de leurs loges fondaient en larmes et ne contenaient plus l'élan de leur admiration. Des sanglots étouffés, de sourdes exclamations, se mêlaient par intervalles aux lugubres paroles du drame.  Enfin le rideau tomba sur une scène inouïe que je ne puis décrire; mille voix émues demandèrent  Mme Dorval, et la foule triste et silencieuse s'écoula peu à peu dans un sombre recueillement, comme à un drame de Shakespeare.

Voici comment Alfred de Vigny parlait de Mme Dorval le lendemain de Chatterton.
« Dans cette juste appréciation d'un talent admirable, pas un mot n'est donné au hasard; tout y est profondément médité; on sent que la réflexion et la pensée ont présidé à l'inspiration du poète.
Comme cela est beau  Ces lignes sont empreintes d'une douce mélancolie qui fait rêver; elles respirent
un calme, une quiétude, un bonheur, une sérénité qui reposent l'âme et la consolent; non, jamais le pinceau des grands maitres ne rendit, avec des couleurs plus idéales et plus pures, une plus céleste création. Mme Dorval est là toute entière traduite en beau style; donnez un cadre à cette page et vous aurez un magnifique portrait de Mme Dorval. Quant à moi, dont l'admiration pour cette femme est un culte; moi qui ai le bonheur de croire à cette femme comme l'on croit à Dieu, j'ai relu bien souvent ce portrait admirable qui réveille en moi les émotions les plus intimes et les plus belles qu'il soit donné à l'homme d'éprouver.

Sainte-Beuve, " Son Chatterton une fois mis sur le théâtre et admirablement servi par l'actrice qui faisait Kitty-Bell, alla aux nues; il méritait les applaudissements et une larme par des scènes touchantes, dramatiques même vers la fin. C'était éloquent à entendre, émouvant à voir"

 Merle (journaliste mais aussi époux de Marie Dorval) , dans la Quotidienne; "Kitty-Bell est une belle et suave conception. Il est impossible de mieux peindre que dans ce rôle la réserve de l'épouse vertueuse et les douces affections de la mère de famille; l'amour, ou pour mieux dire le tendre attachement qu'elle éprouve
pour Chatterton, ne paraît que tout autant qu'il le faut pour intéresser le spectateur à ce qui se passe
dans le coeur de cette femme
Mme Dorval a bien représenté cette jeune Kitty-Bell, cette femme au visage tendre, pale et allongé, à la taille élevée et mince; elle a saisi avec un talent digne des plus grands éloges, toutes les nuances de ce rôle et elle peint avec sentiment l'épouse respectueuse et soumise, la mère tendre, l'amie dévouée, et même l'amante timide qui meurt de douleur, sans laisser échapper un seul mot d'amour; noble et décente dans les deux premiers actes, exprimant, avec une grâce parfaite, tous les scrupules d'une conscience puritaine, elle s'est élevée jusqu'à la hauteur de la tragédie dans les dernières scènes du troisième acte, et elle a révélé, dans trois ou quatre occasions, ce talent d'inspiration et de soudaineté qui électrise toute une salle. (J.-T. Merle.)

Dans l'écho français « Mle Dorval a été tour à tour gracieuse, vraie, tendre, sublime. Les pleurs étaient dans tons les yeux, les bravos sur toutes les bouches. Elle n'est pas actrice dans Chatterton, elle est femme, femme pleine de poésie, de sentiment et de passion. "


M. Paul Foucher, Entre Cour et Jardin, " L'actrice passionna le talent du poète, qui idéalisa à son tour le jeu de l'actrice. C'est leur alliance dramatique qui produisit ce succès si pur de Chatterton, dont le souvenir
restera comme celui d'une des plus nobles soirées du Théâtre-Français. Quelle belle soirée que la première représentation de Chatterton.  Les passions politiques, non moins que les passions littéraires, fermentaient dans la salle. La reine était là avec ses enfants.L'exécution de la pièce était splendide.  Quant à Mme Dorval, c'était une transfiguration complète; la passion contenue, la grâce idéale avaient remplacé chez elle la fougue échevelée, le naturel hasardeux. Un dernier tableau porta au comble le succès de l'actrice et de la pièce. Kilty Bell, montée sur un palier, voit à travers une porte vitrée mourir Chatterton, puis elle s'affaisse, glisse à demi inanimée sur la rampe et vient tomber mourante à son tour sur la dernière marche. Cette exploitation d'un accident matériel du terrain théâtral ramenait MmeDorval à un de ces effets de trivialité sublime qui caractérisait son talent et rendait le cachet de la vie réelle à cette juvénalesque élégie. "


En mars 1840, Marie Dorval, à l'occasion de la création de Cosima de George Sand au  Théâtre-Français, y repris également Chatterton :
 l'Art dramatique en France de Théophile Gautier, « disons tout de suite que Mme Dorval a été adorable dans son rôle de Kitty-Bell, caractère presque muet tout concentré, et qui n'a qu'un seul cri à la fin. Mais quel cri! c'est toute une âme qui s'exhale, c'est la jeunesse et la passion qui se réfugient dans la mort, le seul asile inviolable et libre. Quelle chaste résignation , quelle mélancolie d'attitude la Marguerite de Goethe, Marguerite à son rouet ou à la fontaine, n'a pas une physionomie plus angélique et plus virginale que Kitty-Bell, baignant ses pâles mains dans les blondes chevelures des petits enfants qui portent si fidèlement ses baisers à l'amant inavoué. » Et plus loin « Il fallait toute la perfection de ciselure, toute la finesse de style et toute la poésie de M. Alfred de Vigny, pour faire accepter un drame purement symbolique. Il fallait aussi
l'admirable délicatesse de nuances du jeu de Mme Dorval, qui a rendu le rôle do Kitty-Bell, impossible
à toute autre actrice. »

Marie Dorval et la diffusion du drame romantique, les tournées avec Chatterton

En faisant de Chatterton une de ses pièces fétiches, reprises de nombreuses fois lors de ses tournées en France et à l'étranger, Marie Dorval a largement contribué à la diffusion de l’œuvre, et à travers elle du courant romantique hors de Paris.
Pendant ces tournées, sa correspondance entretenue avec Vigny est une source très précieuse pour comprendre la réalité des tournées théâtrales d’antan, bien différentes de notre époque.
Des tournées ou même son amant se perd dans son emploi du temps :  Alfred de Vigny lui écrit en septembre 1835, qu'il vient de découvrir grâce au journal le Vert-Vert que la comédienne est à Douai : «Que tes zig-zag sont difficiles à suivre, mon ange, comme tu es longtemps à courir  »
En  1835 , elle entreprend une tournée dans le nord : Lille (23 juillet-3 août), Boulogne (3-12 août), Arras (13-21 août), Dunkerque (22-30 août), la Belgique en septembre, puis Douai (4-12 octobre), puis dans l'ouest : Nantes (23 octobre-14 novembre), Brest (19-30 novembre), Lorient,  (1-11 décembre), Nantes à nouveau (12-14 décembre).
En 1836, c'est Dijon puis Chalon-sur-Saône en juin et début juillet, Bourg-en-Bresse en juillet, Marseille du 23 juillet au 27 octobre, puis Lyon (29 octobre-3 décembre), Saint-Etienne (3-6 décembre), Avignon et Nîmes. La tournée dans le sud se poursuit au début de l'année 1837 : Toulouse, puis Béziers (8-9 mai), Narbonne et Carcassonne (10-19 mai), Béziers encore (21-22 mai), Pézenas, Montpellier (28 mai), Alès (30-31 mai), Sète, Arles début juin. Après quelques semaines à Paris, elle reprend la route de fin juillet à mi-octobre, à Troyes, Compiègne, Amiens, Caen, et de nouveau Rouen.

Et lors de ce périple, le rôle de Kitty Bell l'accompagne, avec de bonnes ou mauvaises surprises à la découverte au fil des villes de ses partenaires d'un soir, recrutés sur place, pas toujours au niveau.
A Chalon en 1836:
"L'impression de ton ouvrage a été telle que je la pouvais désirer. Toutes les femmes pleuraient, le rôle de Chatterton a été bien senti et pas trop mal joué, j'avais mon quaker de Dunkerque (sans progrès). Oh, mais, mon ange, ne me donne plus d'enfants. J'en avais deux charmants, le petit garçon surtout, celui que je porte dans mes bras. Non, tu ne peux pas imaginer un petit ange blond plus beau que celui-là! Mais il t'a composé un rôle que tu n'aurais jamais imaginé non plus! Son papa est chef des accessoires.  Quand j'ai dit à la petite fille "Qui donc vous a donné ce livre?" il me l'a arraché des mains en me disant : "c'est papa, c'est le livre à papa! veux-tu me le donner Mademoiselle!" Je le lui ai laissé, il l'a donné au quaker qui heureusement est un ami de son papa et qui lui inspirait plus de confiance que moi et le quaker me l'a rendu. " Le même enfant continue à faire à sa guise pendant la représentation  "j'étais au supplice! Mais il n'y paraissait pas [....] que je suis enfant de te raconter tout cela, c'est que j'espère t'amuser un peu cher Alfred et det faire vivre un peu de ma vie".

C'est la comédienne elle-même qui règle à chaque fois répétitions, détails de mise en scène, adaptation du décor (et en particulier le fameux escalier) , mais qui s'occupe aussi de la comptabilité. Marie Dorval s'improvise dans chaque nouvelle ville régisseur, décoratrice et même chef d'orchestre : « Je mets tout le monde en scène, je règle les décors. Et on compose la musique séance tenante d'après mes indications. [...] Je fais mes caisses pour le soir et je joue deux pièces. A 11H. je fais mes comptes de la recette avec le directeur et sa femme – nous faisons des paquets de contre-marques jusqu'à minuit ".
A Toulouse "J'ai fait faire un bel escalier comme celui de Paris. Le Chatterton a tout à fait le physique du rôle, le pauvre garçon se meurt véritablement d'un anévrisme au coeur. Il sera faible mais intéressant".

A raison généralement de deux pièces différentes jouées par soir, de voyage en voiture dans des conditions parfois épiques comme elle le raconte dans ces lettres, le rythme des tournées est épuisant.
Et selon les lieux, l'accueil réservé à la nouveauté qu'est le drame romantique n'est pas toujours le même.
On retiendra les soirées triomphales, à Marseille « Nous avons joué Chatterton devant une chambrée magnifique, devant la grande duchesse de Toscane et des princesses. L'ouvrage a eu un succès d'enthousiasme  » à Toulouse, à Rouen... Devant des public moins favorisés, Marie Dorval  célèbre dans ces lettres à Vigny les vertus de Chatterton:   le rôle de Kitty Bell, met « à l'aise toutes ces pauvres femmes qui n'ayant pas à rougir ne s'en laissent que mieux aller à leur émotion"
Plus loin, face aux troubles de sa propre famille "Heureusement que l'âme de Kitty Bell est toujours lù qui plane et met la paix partout".

Marie Dorval revendique son rôle dans le succès du drame, en province, en l'absence de Vigny, elle s'implique comme jamais dans la réussite de la représentation. A défaut d'avoir Vigny à ses côtés, elle se dévoue à la réussite de la pièce :  à Marseille : « mais quelle peine je me suis donnée avec ces acteurs ! et que j'en ai été malade tout le jour d'inquiétude ! Enfin je t'ai sauvé. J'avais des enfants charmants et un escalier fait pour moi  ».  « J'ai fait adorer Chatterton à Marseille qu'on adorait déjà par la lecture .Ce rôle reste le plus divin de mes rôles. On ne me demande plus un secours sans invoquer le nom de Kitty Bell. Si on m'offre un dessin d'une allégorie touchante, c'est à Kitty Bell. Ainsi, c'est la dernière impression que j'ai voulu laisser à Marseille. Ce dernier soir, plus de vingt bouquets m'ont été lancé des premières loges. Ces fleurs, sois-en sûr, je les ai gardées pour te les apporter. Je garde toujours celles qui me sont envoyées dans ce rôle que je joue avec amour!  »

Merle confirme " [elle] fa furore ! (..] vous pouvez dire à Victor Hugo qu'elle est la missionnaire des romantiques dans toute la France, et qu'elle y prêche le drame moderne avec ferveur et succès". 

A Rouen "J'ai fait ici une belle révolution, ils vont devenir des romantiques enragés"
A Avignon "Mon dieu mon ange, comme on admire Chatterton! (...) j'ai prêté le livre a plus de vingt personnes que je ne connais pas et qui me l'on fait demander."
A Montpellier,c'est  le public qui demande au directeur, avec un grand tapage, une représentation de Chatterton "Après Angelo, tout le public a demandé Chatterton. Il y a vait plus de cinquantes demandes le matin chez le directeur. Le soir, il y a eu un tapage épuvantable, il a fallu promettre au public qu'on allait monter l'ouvrage. "


La réputation de l’œuvre est faite et Marie Dorval ne se lasse pas d'écrire les succès à Vigny: «Redemandée par toute la salle il m'a fallu subir quatre reprises d'applaudissements, plus de soixante jeunes gens sont montés sur le théâtre pour me complimenter. Cela te fait-il plaisir ?». ou encore "Mon Dieu, mon ange, comme on admire Chatterton! On ne parle que de cet ouvrage dans toute la province, et dans les villes où je ne peux le jouer, on est comme des fous.(Avignon)", de Marseille, elle écrit "Tu ne peux pas te faire une idée de la réputation de ton ouvrage partout, partout, on ne me parle que de Chatterton."
Faire de Chatterton un succès, c'est capital pour Marie Dorval, c'est un peu leur bébé à tous les deux, c'est une façon d'entretenir son amour pour Vigny  : A Toulouse avant une représentation de Chatteron "les acteurs me font toujours trembler, il me semble que je leur confie ma chair "

A Toulouse, le succès est considérable, au bout des représentations triomphales, on lui offre une couronne d'or sur laquelle est gravée "En hommage au génie".
et pourtant, à son arrivée le 23 janvier 1837 rien n'était simple "La direction ne voulait pas monter Chatterton à cause de la dépense de l'escalier et de la difficulté des rôles. Mais les jeunes gens n'ont pas entendu cela et en masse toute l'école de médecine a demandé l'ouvrage. Nous commençons les répétitions demain. Me voilà donc commandant des décors, cherchant des petites filles et lisant le rôle à tout le monde. C'est un bonheur pour moi , cet ouvrage est si admiré et si aimé qu'il y a des jeunes gens qui savent le rôle de Chatterton par coeur et qui me font demander de m'en réciter des passages. Enfin, je te ferai jouer de mon mieux et je vais bien trembler ce soir-là".  La première de Chatterton sera jouée le 3 février, il y a aura trois représentations, dont une au bénéfice des pauvres .
Quelques jours plus tard "J'ai fait faire un bel escalier comme celui de Paris. J'ai deux petits enfants charmants, c'est un nommé Genin qui joue le rôle du quaker. Je lui ai lu son rôle comme tu l'aurais fait toi-même. Il ne manque pas de talent. C'est ce que j'ai rencontré de mieux dans toutes les villes où j'ai joué."
et au final : "Grand, grand, grand succès! [...] applaudissements d'une foule immense (...] une belle et grand soirée" 

en 1837, à Troyes


A Lorient,on a fêté madame Dorval comme femme comme compatriote.Artiste,elle a obtenu ce qu'elle obtient partout, le suffrage unanime; femme,elle a recueilli un de ces hommages qui  devaient le plus charmer son coeur ,c'était la bienfaisance de l'actrice qu'on saluait
Marie  Dorval;à son arrivée à Lorient,a vu la musique de la marine, de la garde nationale, et les régiments de garnison, comme à un prince.
Des bals, des soirées été organisé pour elle.:elle a eu tous les bonheurs à la fois, elle les méritait tous,car elle avait compati à tous les maux. Il nous est impossible de raconter les ovations dont-elle a été l'objet à Lorient.

Elle reprendra le rôle en 1840 au théâtre français, après sa rupture avec Vigny, qui assistera à la première, puis à nouveau en tournée.
Ce que Vigny écrit après cette reprise à propos de Marie Dorval "Je crois que son beau et unique talent a grandi encore, par quelque chose de plus posé, de plus maître de soi dans quelques scènes, de plus fin et de plus ingénieux dans d'autres. Que c'était triste pour moi...;"
De même, en 1845, elle redonne une représentation de Chatterton à Paris à laquelle Vigny assiste et lui écrit "jamais vous ne fûtes plus belles dans aucun rôle"

Des réactions face à des reprises avec d'autres actrices après la mort de Marie Dorval

Th. Gautier :
On sait que ce rôle fut un des triomphes de madame Dorval ; jamais peut-être cette admirable actrice ne s’éleva si haut ; quelle grâce anglaise et timide elle y mettait ! comme elle manégeait maternellement les deux babies, purs intermédiaires d’un amour inavoué ! Quelle douce charité féminine elle déployait envers ce grand enfant de génie mutiné contre le sort ! De quelle main légère elle tâchait de panser les plaies de cet orgueil souffrant ! Quelles vibrations du cœur, quelles caresses de l’âme dans les lentes et rares paroles qu’elle lui adressait, les yeux baissés, les mains sur la tête de ses deux chers petits comme pour prendre des forces contre elle-même ! Et quel cri déchirant à la fin, quel oubli, quel abandon lorsqu’elle roulait, foudroyée de douleur, au bas de ces marches montées par élans convulsifs, par saccades folles, presque à genoux, les pieds pris dans sa robe, les bras tendus, l’âme projetée hors du corps qui ne pouvait la suivre !
Ah ! si Chatterton avait ouvert une dernière fois ses yeux appesantis par l’opium et qu’il eût vu cette douleur éperdue, il serait mort heureux, sûr d’être aimé comme personne ne le fut, et de ne pas attendre longtemps là-bas l’âme sœur de la sienne.
Chatterton Vigny




E. Zola
L'avouerai-je ? ma préoccupation, ma seule et grande préoccupation, pendant la soirée, a été le fameux escalier. Et je suis sorti avec la conviction que cet escalier est le personnage important du drame. Remarquez quel en est le succès. Au premier acte, quand Chatterton apparaît en haut de l'escalier et qu'il le descend, son entrée fait beaucoup plus d'effet que s'il poussait simplement une porte sur la scène. Au second acte, quand les enfants de Ketty Bell montent des fruits au pauvre poète, c'est une joie dans la salle de voir les petites jambes des deux adorables gamins se hisser sur chaque marche ; encore l'escalier. Enfin, au quatrième acte, le rôle de l'escalier devient tout à fait décisif. C'est au pied de l'escalier que l'aveu de Chatterton et de Ketty a lieu, et c'est par dessus la rampe qu'ils échangent un baiser. L'agonie de Chatterton empoisonné est d'autant plus effrayante qu'il gravit l'escalier, en se traînant. Ensuite Ketty monte presque sur les genoux, elle entr'ouvre la porte du jeune homme, le voit mourir, et se renverse en arrière, glissant le long de la rampe, venant tourner et s'abattre à l'avant-scène. L'escalier, toujours l'escalier.
Admettez un instant que l'escalier n'existe pas, faites jouer tout cela à plat, et demandez-vous ce que deviendra l'effet. L'effet diminuera de moitié, la pièce perdra le peu de vie qui lui reste. Voyez-vous Ketty Bell ouvrant une porte au fond et reculant ? Ce serait fort maigre. Voilà donc l'accessoire élevé au rôle de personnage principal.
(...]On raconte que l'escalier est une invention, une trouvaille de madame Dorval. Cette grande artiste, qui avait certainement le sens dramatique très développé, avait dû très bien sentir la pauvreté scénique de Chatterton ; elle ne savait comment dramatiser cette élégie monotone. Alors, sans doute, elle eut une inspiration, elle imagina l'escalier ; et j'ajoute qu'un esprit rompu aux effets scéniques pouvait seul inventer un accessoire dont le succès a été si prodigieux. A mon point de vue, c'est l'escalier qui joue le rôle le plus réel et le plus vivant dans le drame.

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