Chatterton Alfred de Vigny

Une actrice et une pièce indissociables : Marie Dorval et Chatterton. Après avoir parlé de la biographie de cette comédienne
Marie Dorval dans Chatterton

 Marie Dorval 1 les débuts

Marie Dorval 2 vers 1830, premiers succès et entourage:  Vigny Sand

Marie Dorval 3 les années 1830-1840, la comédie française, les tournées en province, Angelo, Hernani, Cosima...

Marie Dorval 4, après 1843, les derniers rôles, la famille, les dernières tournées, la fin de sa vie

 et avant de consacrer un article à son succès dans le rôle de Kitty Bell, un bref retour sur ce drame romantique.
Critique de la société qui rejette le poète et ne lui vient pas en aide, drame intime du poète incompris, mais aussi, et de façon plus surprenante,  revendication féministe autour du personnage de Kitty Bell, exploitée et  terrorisée par son mari "De frayeur en frayeur, tu passeras ta vie d'esclave. Peur de ton père d'abord, peur de ton mari un jour, jusqu'à la délivrance" , Chatterton fut joué pour la première fois en 1835 à la Comédie Française.

Vigny avait d'abord raconté l'histoire de Chatterton en 1831 dans Stello, et c'est pour offrir un rôle à Marie Dorval, sa maîtresse, qu'il repris ce texte et le transforma pour la scène. D'abord interdit pour cause d'immoralité, il fallu l'appui du duc d’Orléans et de la Reine Amélie puis de Louis-Philippe lui-même  (enfin ça, c'est ce qu'a retenu la légende, historiquement, on sait que ce fût compliqué mais les détails n'ont pas laissé de traces), pour que Vigny parvienne à le faire jouer au théâtre français en 1835 avec Marie Dorval dans le rôle de Kitty Bell  

E.Coupy "Cette soirée mémorable du 12 février 1835, date de création de Chatterton au théâtre français, qu'Alfred de Vigny appelait avec une grande fierté "ma soirée", est demeuré, avec celles d'Antony et d'Hernani, l'une des dates les plus retentissantes de l'histoire du romantisme au théâtre, la plus retentissante peut-être. Cette fois, le romantisme ne portait pas à la scène une formule dramatique nouvelle. Au contraire, Chatterton formait un contraste sévère avec les compositions d'Alexandre Dumas et de Victor Hugo. Il n'y avait là ni profusion de personnages, ni recherche de décors, ni étalages d'oripeaux : une action simple et les acteurs strictement nécessaires. Mais le héros de l'histoire était le poète romantique lui-même, et la théorie romantique de la mission sacrée du poète y était, pour la première fois, publiquement exposée et défendue.

La réussite de Chatterton est un triomphe pour Vigny et pour Dorval. L'émotion romantique atteint son paroxysme lors de la soirée de la première (j'y reviendrai dans mon prochain article), Chatterton est l'un des plus grands succès du romantisme au théâtre, il ne doit rien à la provocation ou la cabale comme Hernani, il doit tout à son auteur et aux acteurs qui l'ont magnifié.  Et puis le romantisme est le sujet même de cette pièce. Vigny y va à l'essentiel : simplicité de l'intrigue, dépouillement, intériorité, efficacité du silence plutôt qu'étalage de la passion.

Préface de Chatterton  par Alfred de vigny

c’est, ce me semble, le temps du DRAME DE LA PENSÉE.
Une idée qui est l’examen d’une blessure de l’âme devait avoir dans sa  forme l’unité la plus complète, la simplicité la plus sévère. S’il existait une intrigue moins compliquée que celle-ci, je la choisirais. L’action matérielle est assez peu de chose pourtant. Je ne crois pas que personne la réduise à une plus simple expression que moi-même je ne le vais faire : 

— C’est l’histoire d’un homme qui a écrit une lettre le  matin, et qui attend la réponse jusqu’au soir; elle arrive, et le tue.  Mais ici l’action morale est tout. L’action est dans cette âme livrée à de noires tempêtes; elle est dans les coeurs de cette jeune femme et de ce vieillard qui assistent à la tourmente, cherchant en vain à retarder le naufrage, et luttent contre un ciel et une mer si terribles que le bien est impuissant, et entraîné lui-même dans le désastre inévitable.
J’ai voulu montrer l’homme spiritualiste étouffé par une société matérialiste, où le calculateur avare exploite sans pitié l’intelligence et le  travail. Je n’ai point prétendu justifier les actes désespérés des
 malheureux, mais protester contre l’indifférence qui les y contraint.
 Y a-t-il un autre moyen de toucher la société que de lui montrer la torture de ses victimes ?


Le début de Chatterton

ACTE PREMIER
La scène représente un vaste appartement; arrière‑boutique opulente et confortable de la maison de John Bell. A gauche du spectateur, une cheminée pleine de charbon de terre allumé. A droite, la porte de la chambre à coucher de Kitty Bell. Au fond, une grande porte vitrée : à travers les petits carreaux on aperçoit une riche boutique; un grand escalier tournant conduit à plusieurs portes étroites et sombres, parmi lesquelles se trouve la porte de la petite chambre de Chatterton.
Le Quaker lit dans un coin de la chambre, à gauche du spectateur. A droite est assise Kitty Bell; à ses pieds un enfant assis sur un tabouret; une jeune fille debout à cité d'elle.

SCÈNE PREMIÈRE  LE QUAKER, KITTY BELL, RACHEL
KITTY BELL (à sa fille, qui montre un livre à son frère) - Il me semble que j'entends parler monsieur; ne faites pas de bruit, enfants. (Au Quaker.) Ne pensez-vous pas qu'il arrive quelque chose ? (Le Quaker hausse les épaules.) Mon Dieu! votre père est en colère! certainement, il est fort en colère; je l'entends bien au son de sa voix. Ne jouez pas, je vous en prie, Rachel. (Elle laisse tomber son ouvrage et écoute.) Il me semble qu'il s'apaise, n'est-ce pas, monsieur ? (Le Quaker fait signe que oui, et continue sa lecture.) N'essayez pas ce petit collier, Rachel; ce sont des vanités du monde que nous ne devons pas même toucher. - Mais qui donc vous a donné ce livre-là ? C'est une Bible; qui vous l'a donnée, s'il vous plaît ? je suis sûre que c'est le jeune monsieur qui demeure ici depuis trois mois.
RACHEL - Oui, maman.
KITTY BELL - Oh ! mon Dieu ! qu'a-t-elle fait là ! - je vous ai défendu de rien accepter, ma fille, et rien surtout de ce pauvre jeune homme. - Quand donc l'avez‑vous vu, mon enfant ? je sais que vous êtes allée ce matin, avec votre frère, l'embrasser dans sa chambre. Pourquoi êtes-vous entrés chez lui, mes enfants ? C'est bien mal! (Elle les embrasse.) Je suis certaine qu'il écrivait encore, car depuis hier au soir sa lampe brûlait toujours.
RACHEL - Oui, et il pleurait.
KITTY BELL - Il pleurait ! Allons, taisez-vous ! ne parlez de cela à personne; vous irez rendre ce livre à M. Tom quand il vous appellera; mais ne le dérangez jamais, et ne recevez de lui aucun présent. Vous voyez que depuis trois mois qu'il loge ici, le ne lui ai même pas parlé une fois, et vous avez accepté quelque chose, un livre. Ce n’est pas bien . - Allez... allez embrasser le bon quaker. - Allez, c'est bien le meilleur ami que Dieu nous ait donné.
Les enfants courent s'asseoir sur les genoux du Quaker.

Ce que dit Vigny après la représentation

Ce n'est pas à moi qu il appartient de parler du succès de ce drame il a été au delà des espérances les plus exagérées de ceux qui voulaient bien le souhaiter Malgré la conscience qu'on ne peut s' empêcher d' avoir de ce qu il y a de passager dans l' éclat du théâtre il y a aussi quelque chose de grand de grave et presque religieux dans cette alliance contractée avec l' assemblée dont on est entendu et c' est une solennelle récompense des fatigues de l' esprit
Pour moi j' ai toujours pensé que l' on ne saurait rendre trop hautement justice aux acteurs eux dont l'art difficile s' unit à celui du poète dramatique et complète son œuvre Ils parlent ils combattent pour lui et offrent leur poitrine aux coups qu'il va recevoir ,peut-être ils vont à la conquête de la gloire solide qu' il conserve et n' ont pour eux que celle d' un moment
 Jamais aucune pièce de théâtre ne fut mieux jouée je crois que ne l'a été celle-ci et le mérite en est grand car derrière le drame écrit il y a comme un second drame que l'écriture n'atteint pas et que n'expriment pas les paroles. Ce drame repose dans le mystérieux amour de Chatterton et de Kitty Bell cet amour qui se devine toujours et ne se dit jamais cet amour de deux êtres si purs qu'ils n'oseront jamais se parler ni rester seuls qu' au moment de la mort amour qui n'a pour expression que de timides regards,  pour message qu'une Bible , pour messagers que deux enfant,  pour caresses que la trace des lèvres et des larmes que ces fronts innocents portent de la jeune mère au jeune poète.

A suivre, Marie Dorval, Kitty Bell et.. l'escalier!
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Marie Dorval dans Kitty Bell de Chatterton , drame romantique d'Alfred de Vigny, de la comédie française aux tournées en province

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